Avant-propos

 

Aéroport de Kaboul. La rampe de chargement de l’avion est abaissée. Dans son prolongement, formant une haie silencieuse, un détachement d’honneur, des camarades de combat, des militaires de toute nationalité et de tout grade, venus rendre hommage à leurs frères d’armes. Des frères d’armes qui arrivent bientôt, au pas lent des porteurs de cercueil. 

Silence, regards embués, sonnerie aux morts, silence, embarquement, rampe qui se relève et moteurs qui démarrent. L’avion se dirige vers la piste et chacun retourne à sa mission, le cœur lourd.

Ce cérémonial simple et poignant, hélas bien rodé, je l’ai vécu plusieurs fois au cours de mes six mois de mission à Kaboul. Je ne connaissais aucune des victimes, mais j’avais été acteur des événements ayant mené à leur mort ; responsable des opérations de l’OTAN pour la capitale afghane, c’était moi qui dirigeais l’élaboration des ordres qui les envoyaient dans les vallées où les attendaient l’embuscade ou le piège explosif. 

Ainsi sont les décisions prises par les militaires en temps de guerre : au bout du processus, il y a potentiellement la mort. Tous le savent, ceux qui donnent les ordres et ceux qui les exécutent. Ceux qui reçoivent les ordres remplissent loyalement la mission, sans état d’âme ; ceux qui donnent les ordres les assument. Si les uns n’envisagent pas de désobéir et si les autres ont un sommeil paisible, ce n’est ni en raison d’une quelconque quête héroïque, ni d’une altération pathologique du bon sens. Solidarité, confiance, sens du devoir, esprit d’équipe, cohésion, sont les motifs les plus couramment avancés pour expliquer cet engagement sans lequel une force militaire se déliterait. Dans l’Armée française, il convient d’ajouter la maîtrise d’un processus de décision coopératif qui permet d’une part d’élaborer en temps utile des ordres opérationnels clairs et complets, et d’autre part de s’assurer avant leur exécution qu’ils ont été compris et que chacun connaît le rôle qui est le sien.

Les risques sont trop importants, l’environnement trop complexe, les facteurs influant sur les opérations trop nombreux, les adversaires trop malins et les acteurs trop nombreux pour qu’un ordre opérationnel efficace puisse être conçu par un homme seul (le chef), qui en confierait l’exécution à une masse docile (les exécutants). Contrairement à un préjugé trop répandu, le bon chef militaire n’est pas celui qui ordonne. Qu’il s’agisse de piloter l’analyse de la situation et l’élaboration de solutions par des équipes de spécialistes, de comparer les solutions entre elles, d’expliquer sa décision et de s’assurer que tous ceux qui vont la mettre en œuvre en ont saisi la lettre et l’esprit, le bon chef militaire anime, entraine et coordonne.

Si les armées ont développé ce processus de décision coopératif, c’est tout simplement par souci d’efficacité. Quand les ordres ont été bien préparés, qu’ils sont compris de tous, les chances de succès augmentent. Un robot n’a pas besoin de comprendre pour agir au mieux de ses capacités ; un soldat, si, et cette compréhension lui permet de s’adapter, de faire preuve d’initiative et de discernement. 

Ce processus n’est pas réservé aux militaires ; il est aisément adaptable aux environnements civils, et en particulier aux entreprises. C’est l’objet de cet ouvrage.


Table 

Introduction : Management, décision, coopération

1 Les satellites de la décision

a.    L’initiative                           

b.    Le risque

c.    Le temps

d.    L’information

e.    L’attention du manager

f.     Le leadership

g.    L’état final recherché

h.    Zone d’intérêt et zone d’action

2 Quelques contresens à éviter

a.    La coopération n’efface pas la hiérarchie

b.    Solliciter l’avis de ses collaborateurs n’est pas un aveu de faiblesse

c.    Expliquer n’est pas se justifier

d.    « Quoi ? » vaut mieux que « Comment ? »

e.    Contradiction n’est pas rébellion

f.     L’erreur n’est pas la faute

3 Préparer la décision

a.    Lancement de la réflexion collective

b.    Analyse de l’environnement et du contexte

c.    Possibilités des adversaires et concurrents

d.    Elaboration des modes d’action possibles

4 Prendre la décision

a.    Confrontation / Wargaming

b.    Discussion

c.    Décision

5 Préparer la mise en œuvre de la décision

a.    Explication / Briefing

b.    Contre-explication / Backbrief

c.    Répétition / Rehearsal

Conclusion


Introduction : management, décision, coopération

Manager, c’est décider

En entreprise, c’est un cadre ; dans l’Armée, un officier ou un sous-officier. Le civil parle de manager, le militaire de chef. L’un produit des décisions, l’autre des ordres. Bien que les deux univers, celui des opérations militaires et celui de l’entreprise, soient relativement éloignés, la distinction entre « chef » et « manager » nous semble suffisamment ténue pour nous autoriser à employer alternativement les deux termes.

De même que tous les officiers et sous-officiers ne sont pas des chefs, tous les cadres ne sont pas des managers. Cadre, c’est un statut, un niveau de rémunération, une exigence de disponibilité. On devient cadre par la signature d’un contrat de travail. Etre cadre, c’est donné. 

Etre manager, c’est exercer au quotidien une fonction managériale : direction, animation, motivation d’une équipe plus ou moins nombreuse. Beaucoup de cadres n’exercent aucune fonction d’encadrement, ou se contentent de transmettre sans filtre à leurs collaborateurs les directives venues « d’en-haut » et de faire remonter sans délai les problèmes rencontrés par « la base ». De même, nombreux sont les non-cadres à diriger une équipe, à la mobiliser, à piloter des projets, traduisant les directives « du haut » en consignes opérationnelles et proposant des solutions aux problèmes de « la base ». Etre manager, ce n’est pas donné à tout le monde. 

Au cœur de la fonction de manager, il y a la décision. Etre capable de décider, avoir la liberté d’action pour le faire, assumer les décisions prises, voilà ce qui fait le manager. Tout le reste, ou presque, est littérature. Un individu pourra être gratifié d’un titre ronflant, « Directeur de… » ou « Chef du… », il aura beau suivre scrupuleusement  les modes et tenter d’être, selon l’impératif du jour, « assertif », « inspirant » ou « coach », s’il ne décide pas il ne sera pas un manager.

Bien qu’essentielle à la fonction managériale, la décision apparaît fréquemment comme posant problème : incapacité à définir la priorité (quand tout est prioritaire, rien ne l’est vraiment), difficulté à décider, procrastination, décisions « surprenantes » relevant davantage du caprice que du processus, mise en œuvre chaotique, mauvaise gestion du temps (une longue phase d’inaction étant souvent suivie d’une phase de précipitation). Quand, à la fin d’une réunion infructueuse, on ne s’accorde que sur la date de la prochaine réunion, il y a un problème.

Le « modèle de la poubelle »[1]semble dominant. Là où un processus maîtrisé permettrait d’atteindre l’objectif stratégique de manière efficiente, dans la « poubelle » des solutions attendent qu’émergent des problèmes. Dans ce cas, le processus de décision n’est pas ordonné : c’est la rencontre fortuite des solutions, des problèmes, des participants et des opportunités de choix qui produit la décision. Il ne reste plus qu’à maquiller la solution retenue d’un peu de novlangue au goût boisé, à la présenter en utilisant toutes les subtilités de PowerPoint et à laisser penser que ce mécanisme a demandé beaucoup de temps, d’énergie et de créativité, afin de la faire passer pour neuve.

Au-delà de la définition qu’en donne l’Académie Française dans la 9eédition de son Dictionnaire (« Résoudre après examen une question douteuse ou contestée ;  arrêter ce qu'on veut ou doit faire »), la décision managériale ne doit pas être considérée comme un acte isolé. La décision managériale est un processus qui permet de prendre, conserver ou reprendre l’initiative, dans le temps disponible. Ce processus est d’autant plus efficace qu’il est coopératif et structuré, qu’il intègre la mise en œuvre de la décision et l’analyse de son efficacité. 

Coopérer, pourquoi donc ?

Contrairement à une idée assez couramment répandue, les opérations militaires ne fonctionnent pas sur le mode « je décide, ils exécutent ». L’environnement est trop complexe pour qu’une personne seule puisse en analyser tous les enjeux, anticiper tous les risques, indentifier toutes les contraintes ; les possibilités des forces susceptibles de s’opposer à la réussite de la mission sont trop nombreuses et incertaines ; les enjeux trop importants, la conséquence ultime d’une décision pouvant être la mort de ceux chargés de la mettre en œuvre.

Inadapté aux projets complexes et aux décisions lourdes, ce que chacun admettra sans obligatoirement en tirer les conséquences pratiques, un processus de décision solitaire est également inefficace au quotidien, ce que certains auront sans doute des difficultés à admettre. En effet, l’implication des collaborateurs est un gage d’efficience, de confiance et d’engagement ; la coordination est facilitée et la qualité de vie au travail améliorée

Efficience, car la diversité de vos collaborateurs est une richesse qui ne demande qu’à être employée. La palette de leurs compétences, de leurs savoir-faire, des expériences qu’ils ont vécues, de leurs points de vue, de leurs modes de raisonnement et de leurs cultures, élargit le spectre de l’analyse, encourage la créativité et aboutit à de meilleures solutions. Coopérer, c’est valoriser le capital humain.

Confiance, car en associant vos collaborateurs à l’élaboration de votre décision, vous leur signifiez que vous leur faites confiance. Or la confiance engendre la confiance : faites confiance à votre équipe, elle aura à cœur de la mériter; ne faites confiance à personne et vos collaborateurs deviendront rapidement des fardeaux.

Engagement. Quand une décision est le fruit d’un travail collectif, ceux qui y ont contribué se l’approprient plus aisément.Tout naturellement, ils s’engagent davantage dans la mise en œuvre d’un décision qui est un peu la leur.

Coordination. Chacun des acteurs du projet ayant une vue globale de l’enchainement des actions à mener et connaissant les grandes lignes de la contribution des autres, tous sont capables de se situer dans le collectif. La mise en œuvre est facilitée, la coordination se fait naturellement. 

Enfin, la qualité de vie au travail(QVT) profite directement d’un environnement coopératif. En impliquant les collaborateurs, en donnant du sens à leur travail, en leur permettant d’être reconnus et écoutés, la coopération favorise l’épanouissement professionnel et agit directement sur les principales causes du mal-être au travail. Coopérer, c’est améliorer la QVT. En revanche, nous ne prétendons pas faire ainis le bonheur des salariés, mirage hors d’atteinte, comme le démontrent brillamment Julia de Funès et Nicolas Bouzou[2].

Poursuivre...

[1] Cohen M., March J., Olsen J. (1972), A Garbage Can Model of Organizational Choice, Administrative Science Quarterly, Vol 17 n° 1

[2]Nicolas Bouzou et Julia de Funès « La comédie (in)humaine », Ed. de l’Observatoire - 2018